La vallée de l’abeille noire

Lorsque l’on ouvre une ruche pour la première fois, il y a quelque chose qui change dans notre rapport à la nature. Comment ne pas être émerveillé par ce grouillement organisé de milliers d’abeilles vacant à leurs occupations, isolées ou organisées en groupes ? Butineuses rentrant des collectes, chargées de nectar ou de pollen, d’autres ouvrières échangeant des informations sur la qualité du nectar récolté, jeunes abeilles nettoyant les alvéoles… C’est tout un univers qui s’ouvre à nos yeux. Au début de ma thèse, j’ai eu la grande chance d’être initié à l’apiculture par des apiculteurs passionnés comme Jean Vaillant ou Pierre Carré, qui pratiquaient une apiculture traditionnelle et qui décrivaient cet univers avec une lueur malicieuse dans le regard et un soupçon de poésie. De manière traditionnelle, les anciens accompagnaient progressivement les nouveaux apiculteurs dans leur installation, par l’intermédiaire de visites des colonies, véritables travaux pratiques d’apiculture. Ainsi, ils leur apprenaient avant tout à observer et suivre la dynamique de leurs colonies, utilisant leurs connaissances théoriques en les adaptant aux conditions locales.
Ces temps ont bien changé, avec une apiculture qui devient de plus en plus intensive, où le bien-être des colonies passe bien après les objectifs économiques des exploitations. La formation accélérée des apiculteurs, qu’ils soient amateurs ou professionnels, passe plus de temps à enseigner les techniques apicoles qu’une connaissance approfondie de la biologie de cette espèce. À un tel point que, très rapidement, l’apiculteur novice entend parler d’élevage de reines, d’insémination artificielle et de cryo-conservation du sperme des mâles. Lors des conférences que je donne sur l’histoire évolutive de l’espèce, je suis toujours surpris par l’étonnement de nombreux auditeurs et la prise de conscience de certains d’entre eux, concernant l’existence d’une telle diversité de sous-espèces (ou races géographiques). Ils sont d’autant plus surpris d’apprendre que ces races sont apparues de manière naturelle qu’elles sont le fruit du hasard et de la nécessité, et qu’il a fallu un temps d’évolution important, difficile à imaginer, pour qu’apparaisse une aussi grande diversité. Il a fallu un million d’années pour que la diversité de cette espèce permette à certaines populations de s’adapter aux conditions extrêmes de vie que l’on peut rencontrer sur son aire de répartition naturelle. On observe ainsi des races comme Apis mellifera sahariensis ou encore Apis mellifera syriaca dans les oasis des déserts, d’autres qui, comme Apis mellifera mellifera, notre abeille noire, se sont adaptées à la rigueur hivernale du Nord de l’Europe, ou encore Apis mellifera major et Apis mellifera monticola adaptées aux flores et aux climats particuliers des montagnes de l’Afrique. Par manque de connaissances, les tentatives d’amélioration des productions de l’abeille vont à l’encontre des règles de la nature, déconnectant progressivement les abeilles de leur écosystème. Importation de souches de production, utilisation d’hybrides, sélection des souches contre l’essaimage pour augmenter la période de production, changements de reine tous les ans, voire deux fois par an sont devenus des pratiques courantes qui ont une grande influence sur la diversité génétique des populations et plus particulièrement sur leurs capacités d’adaptation. Tout cela pour quoi ? La production de miel a été divisée par deux par rapport à il y a trente ans, la diversité des agents infectieux et des parasites a augmenté en corrélation avec les effets de la mondialisation qui touche aussi l’apiculture, comme l’exprime si bien le titre de l’article scientifique de Lena Wilfert et ses collègues : “L’abeille qui voyage, l’acarien qui saute
et la maladie se répand”.
Certes, il y a eu cette nouvelle génération de pesticides, certes les milieux se sont appauvris. Mais la réaction de l’apiculture pour répondre à ces changements a-t-elle été la bonne ? Probablement pas, puisque les pertes de colonies stagnent entre 20 % et 30 % par an,
malgré tous les efforts mis en œuvre pour les contrer, et que l’on continue à importer des milliers de reines pour suppléer les pertes. L’abeille est devenue un bien de consommation courante, nous sommes malheureusement passés dans l’ère de l’abeille jetable et de la production hors-sol. Et, comme les anciennes zones de production ne permettent plus de produire comme autrefois, l’apiculture s’étend aux espaces naturels sensibles, aux parcs nationaux et aux parcs naturels régionaux, restreignant encore plus l’aire de distribution des abeilles locales, ceci sous le prétexte d’un besoin de pollinisation.
Est-ce que toute la Gaule est touchée par ce problème ? Non, il existe quelques petits villages gaulois qui résistent encore à ces pratiques destructrices, des apiculteurs naturalistes qui ont choisi de suivre la voie des anciens qui les ont amenés à respecter le cycle biologique de l’abeille en travaillant avec les ressources locales. Un petit groupe qui se fait traiter de “réactionnaire”, alors que la société se tourne de plus en plus vers les productions locales et les circuits courts ; un petit groupe qui observe, atterré, la récupération de certaines idées, comme par exemple les notions de durabilité et de résilience, concepts si chers à l’écologie, qui voit ses principes détournés et dénaturés par des “exploitations apicoles durables” fondées avant tout sur l’économie. Ce mouvement n’est pas récent puisqu’il a commencé à se constituer au début des années 2000. En 2003, alors que quelques petites associations d’apiculteurs locaux travaillaient de manière isolée à la conservation de leur abeille locale, la première réunion des Conservatoires d’abeilles noires est organisée. C’est pendant cette période que j’ai eu le bonheur de participer au tournage de L’Arbre aux abeilles et que j’ai rencontré Yves Élie. Yves qui, aux côtés des apiculteurs, a été l’un des premiers à dénoncer les effets des pesticides avec son film Témoin gênant et qui subit aujourd’hui, comme nombre d’entre nous, les foudres de ces mêmes apiculteurs à la mémoire courte. C’est sous l’impulsion de l’association L’Arbre aux abeilles, et grâce à l’organisation de la fête de l’Abeille noire et des Gastronomies, que nous nous sommes tous retrouvés au Pont-de-Montvert en 2014. À la suite de cette rencontre a été créée la Fédération européenne des Conservatoires d’abeilles noires, qui a regroupé dix associations et créé une dynamique autour de la problématique de conservation centrée sur le bien- être de l’abeille. Notre collaboration avec l’ONG Pollinis a permis de sceller cette union et de voir naître en de nombreux endroits des projets de défense de l’abeille noire locale. Il paraît évident que ces trop nombreux projets deviennent gênants aux yeux d’une filière qui surfe de manière honteuse sur la notion de biodiversité et qui veut maintenant à tout prix récupérer cette thématique pour mieux la tuer dans l’œuf, la détournant de nouveau pour faire de la conservation des projets de sélection cachée. Quoi qu’il arrive par la suite, nous serons toujours là pour rappeler les objectifs et apporter des critiques au système destructif de la bio- diversité de l’abeille qui est en place.
Notre notion de la conservation va bien au-delà de la dimension scientifique et implique des dimensions poétique et philosophique dont Yves Élie a le secret. Par l’intermédiaire d’anecdotes, de rencontres, de morceaux de vie, il arrive à intégrer la tradition et à la mettre au goût du jour en lien avec notre existence moderne. Au travers de l’apiculture, c’est aussi une critique du mode de fonctionnement de notre société qui est abordée puisque, par la diversité de ses acteurs, elle en est le reflet. Ce livre fait un bien fou, nous ramène à nos racines et nous donne du cœur à l’ouvrage.
Lionel Garnery
Maître de conférences à l’université de Versailles – Saint- Quentin-en-Yvelines
Généticien des populations d’abeilles au laboratoire “Évolution, génomes, comportement, écologie”, CNRS université Paris-Sud, UMR 9191